Musiciennes
« Être une femme musicienne (…) c’est être encore une exception. »
Lorsque le festival Parfum de jazz, consacré à la programmation de musiciennes de jazz, nous a proposé d’intervenir sur la thématique des jazzwomen, nous avons jugé pertinent de nous intéresser au sujet sur le plan sociologique dans le contexte contemporain, plutôt que de privilégier une approche historique à la manière d’autres collègues. Une première question s’est alors posée : pourquoi si peu de femmes jouent-elles du jazz ?
Aujourd’hui, parvenir à l’égalité femmes-hommes est un axe de travail et de réflexion au cœur de nombreuses institutions culturelles françaises. Prenons pour exemple la SACEM qui a créé la web-exposition La musique, une histoire d’hommes ? Femmes et création musicale du Moyen Âge à la naissance de la Sacem ou encore l’Unesco, le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine, l’INA et le GRM qui se sont associés en mars dernier pour organiser le colloque « Être compositrice ». Cette revendication de l’égalité femmes-hommes est aussi portée par plusieurs associations telles que l’association HF qui agit « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture », ou encore la structure toulousaine La Petite qui soutient la création artistique des femmes par le biais de la production d’événements ou par la mise en place de dispositifs d’insertion dans le milieu culturel. Selon les chiffres de l’Observatoire 2017 de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, les hommes dirigent 89% des institutions musicales, et leur place dans la programmation est de 98% pour les compositeurs, 94% pour les chefs d’orchestre. Lors des études en conservatoire, les femmes représentent 50% des effectifs mais seules 15% d’entre elles se professionnalisent en tant qu’instrumentiste. De plus, le haut conseil à l’égalité rappelait en 2018 qu’une femme artiste à poste et compétences égales avec un homme gagne 18 % de moins que lui. Autrement dit, « être une femme musicienne en 2018, sauf dans le domaine classique, c’est être encore une exception » comme le rappelle Raphaëlle Tchamitchian lors de sa conférence à D’Jazz Nevers en novembre 2018. Dans le milieu du jazz, les enquêtes menées par la sociologue Marie Buscatto révèlent 8% de femmes musiciennes de jazz. Celles-ci représentent 65% des chanteur·se·s et moins de 4% des instrumentistes. Le sexisme est indéniablement présent dans le milieu du jazz (dans les autres milieux musicaux aussi). En témoigne la lettre ouverte de Joëlle Léandre publiée suite aux résultats des victoires du jazz 2017. En témoigne également, le nombre de femmes programmées aux festivals Jazz à la Défense 2019 (122 musiciens / 9 musiciennes) et Jazz des 5 continents (135 musiciens / 21 musiciennes), chiffres transmis par le site internet Paye ta note qui témoigne du sexisme ordinaire dans le monde de la musique.
Cherchant à répondre à la question initiale, nous nous sommes tournée vers les écrits de Marie Buscatto, spécialiste du domaine, dont nous relayons la pensée dans les lignes suivantes. Dans le milieu du jazz, réseau social quasi exclusivement masculin, le sexisme agit de plusieurs manières. Le simple choix de l’instrument se voit influencé car certains instruments sont davantage associés au féminin que d’autres. Le violon ou le piano sont par exemple plus facilement assimilés à un instrument féminin que la batterie, la basse ou la guitare. Comme évoqué précédemment, les femmes instrumentistes sont peu nombreuses. Quant aux femmes chanteuses, elles peinent bien souvent à être considérée comme musiciennes. Car au-delà de l’image de la séductrice ou de la groupie qui peuvent lui être assignées, le chant semble pour certain·e·s être un moyen d’expression commun qui serait naturel aux chanteuses. Ce phénomène de répartition des instruments selon un pseudo caractère plutôt féminin ou plutôt masculin, analogue à ce qui correspondrait à des emplois féminins et masculins, est nommé ségrégation horizontale par Marie Buscatto. Les femmes subissent également dans le milieu une ségrégation dite verticale. C’est-à-dire que les hommes étant omniprésents aux échelons hiérarchiques supérieurs des organisations qui les emploient, ils monopolisent les niveaux les plus élevés de la plupart des professions culturelles et, de ce fait, empêchent les femmes de monter en hiérarchie (direction artistique, chef·fe d’orchestre etc. ). Ainsi, Marie Buscatto écrit :
« Même les femmes chanteuses et instrumentistes françaises les plus reconnues par leurs collègues, les critiques et le public, ont une faible notoriété et ne vivent jamais principalement de leur art. ».
Aux États-Unis, plusieurs orchestres ont fait l’expérience d’un recrutement des interprètes à l’aveugle, usant de paravents, ce qui a conduit à une augmentation du recrutement de femmes instrumentistes de plus de 30%. Il est compliqué pour les femmes d’entrer dans le réseau du jazz et dans la majorité des cas, et si celles-ci ne sont pas particulièrement à l’aise avec les réseaux masculins (Buscatto donne l’exemple de la fratrie), soit elles intègrent le milieu par le biais de l’institution, par exemple par des études en conservatoire qui leur permettent d’être au contact du réseau jazz, soit elles ont grandi au contact du réseau par le biais de la famille. S’il est difficile pour une femme d’entrer dans le réseau jazz, il est d’autant plus compliqué d’y rester. Effectivement, selon l’enquête menée par Buscatto sur des femmes et hommes ayant acquis une notoriété dans le milieu jazz et en étant ensuite sorties, les femmes témoignent de manière redondante d’une fatigue psychologique, d’une lassitude à devoir s’imposer, lutter pour se faire respecter (aucun homme ne témoigne d’un abandon pour cause de facteurs psychologiques). Pour perdurer dans le milieu, les femmes useraient de deux stratégies conscientes ou inconscientes, la féminisation ou la masculinisation. Ceci se manifeste de plusieurs façons, que ce soit dans les choix vestimentaires, les attitudes telles que de serrer la main aux hommes au lieu de leur faire la bise, faire barrage à la séduction ou chercher à correspondre au stéréotype de la femme séductrice (voir par exemple la pochette de l’album de Mélodie Gardot, Live in Europe, Verve Records, février 2018 sur laquelle celle-ci est photographiée nue) etc. En plus d’être confrontées au sexisme dans leur quotidien musical, les femmes se voient également invisibilisées de l’histoire (voir travaux du collectif Georgette Sand). Couplé à un imaginaire collectif du jazz associé aux stéréotypes masculins de la virilité (insoumission, compétition, indépendance etc.) il est compliqué pour les femmes de se projeter musiciennes de jazz dès le plus jeune âge.
Ce qui est appelé discrimination positive, qui consiste bien souvent en la mise en place d’une parité plus ou moins respectée, semble alors être un élément d’évolution vis-à-vis de l’insertion des femmes dans le milieu. Comme l’a expliqué Raphaëlle Tchamitchian lors de sa conférence à D’Jazz Nevers, les pratiques de la discrimination positive génèrent parfois questionnements et réticences de la part de certain·e·s. Les deux arguments principaux chez les opposant·e·s de ces pratiques sont d’abord la revendication de juger un projet ou un·e artiste uniquement en fonction de sa « qualité musicale », ensuite la discrimination positive discréditerait les femmes car celles-ci seraient embauchées pour leur genre et non pour leurs compétences. Hors, dans un contexte où le point de vue dominant est masculin et les jugements esthétiques sont régis par des stéréotypes de genre, de race et de classe, la discrimination positive permet d’avancer face à ces préjugés desquels nous ne sommes pas affranchi·e·s (cf. anecdote sur le recrutement en orchestre derrière des paravents énoncée ci- avant). De plus, les hommes sont involontairement (parfois volontairement) favorisés. Favoriser les femmes permettrait de rééquilibrer (un peu) cette inégalité. Quant à la qualité musicale des artistes féminines, les femmes sur scène sont extrêmement peu nombreuses à avoir réussi à intégrer le milieu jazz, il semblerait de mauvaise foi de décréter qu’en plus d’être minoritaires en connaissance de la difficulté pour être reconnues, les femmes qui ont réussi à intégrer la scène jazz joueraient mal. Et après tout, comme le pose Raphaëlle Tchamitchian :
« Pourquoi les hommes devraient-ils avoir le monopole de la médiocrité ? ».
Elle dit ensuite cette phrase marquante :
« Les femmes sont déjà ghettoïsées, et déjà jugées davantage à l’aune de leur genre que de leurs compétences ; s’en offusquer dès lors que l’on peut retourner ce phénomène en leur faveur est extrêmement hypocrite. ».
La discrimination positive institutionnalisée semble alors être une solution partielle, comme prouvé par les études de Marie Buscatto. Attention cependant à ne pas faire de la discrimination positive un usage publicitaire et opportuniste, ce contre quoi la musicienne Charlotte Espieussas nous met en garde dans sa lettre ouverte à l’attention du festival Rio Loco :
« Je nourris pourtant l’espoir d’une représentation encore plus équitable, d’un futur proche où les programmateurs (et les programmatrices?) n’auront que faire des thématiques genrées, et feront l’effort de donner la parole à l’autre moitié de l’humanité à part égale, sans en faire une donnée marketing, mais plutôt un engagement intime, un combat quotidien (…) ».
Pour clôturer ce texte relais de réflexions, principalement basé sur les écrits et discours de nos collègues sociologues, mais aussi témoin d’une prise de conscience générale au sein du milieu musical et culturel français, nous proposons une sélection de morceaux composés, interprétés et/ou improvisés par des musiciennes émergentes ou récemment installées dans la scène jazz française, témoignant de différentes esthétiques et pratiques. Ceci afin de montrer plusieurs aspects de la création actuelle dans le jazz en France. Cette liste, construite dans l’objectif d’une conférence-découverte au festival Parfum de Jazz, est bien sûr non exhaustive et nous n’oublions pas les nombreuses musiciennes remarquablement actrices du jazz aujourd’hui.
Sarah Brault, Improjazz Magazine, septembre 2019.
Réédition Fanzine, La maison qui brûle, février 2020.
Playlist — Musiciennes, « Être une femme musicienne (…) c’est être encore une exception. »
Anne Quillier
Watchdog, « Three Monkeys », You’re welcome, label Pince-Oreilles, février 2016.
Anne Quillier : clavier, Pierre Horckmans : clarinettes.
Anne Paceo
« Sunshine », Circles, label Labories Jazz, janvier 2016
Anne Paceo : batterie, Leila Martial : voix, Tony Paeleman : claviers, Emile Parisien : saxophone.
Heloïse Divilly
You, « Élisa », Isles, label Vibrant , janvier 2019
Héloise Divilly : batterie, Guillaume Magne : guitare, Isabel Sörling : voix
Vanina de Franco
« Léon », Hypercardioïde, Chat Bulldog Edition, Inoui(e) Distribution, Believe Digital Distribution, août 2017
Vanina de Franco : voix, Alexandre Perrot : contrebasse, Jessica Rock : piano, Soheil Tabrizi- Zadeh : guitare / trompette + invités.
XXElles
« Nhypnoz », live festival « Détours de Chant », 2016
URL : https://www.youtube.com/watch?v=Ya8ufbEn0eg
Alice Besnard : voix, Charlotte Bonnet : voix, Camille Bigeault : batterie, Mélanie Buso : flûte traversière, Léa Cuny-Bret : saxophone alto, Carla Gaudré : saxophone soprano, Caroline Itier : contrebasse / basse, Maïlys Maronne : clavier / piano, Sophie Le Morzadec : voix.
Charlène Moura
Anticyclone trio, « La pluie, la nuit », « Temps creux », Dérèglement, avril 2017
Charlène Moura : saxophone alto / voix, Frédéric Cavallin : batterie / glockenspiel, Marek Kastelnik : piano.
Eve Risser
White desert orchestra, « Shaking Peace », Les deux versants se regardent, label Clean feed, novembre 2016
Eve Risser : piano, compositions, Sophie Bernado : basson, Sylvain Darrifourcq : batterie, Julien Desprez : guitare, Benjamin Dousteyssier : saxophones, Fidel Fourneyron : trombone, Sylvaine Hélary : flûtes, Fanny Lasfargues : basse, Eivind Lønning : trompettes, Antonin Tri Hoang : saxophone alto, clarinettes.
Nina Garcia
« Extrait face A », Mariachi, No Lagos Musique, Doubtful Sounds, octobre 2018
Mary Halvorson & Sylvie Courvoisier
« Woman in the Dunes », Crop Circles, label Relative Pitch Records, janvier 2017
Mary Halvorson : guitare, Sylvie Courvoisier : piano
Mette Rasmussen
The Hatch, « Roadkill Junkies », The Hatch, Dark Tree, juin 2019
Julien Desprez : guitare, Mette Rasmussen : saxophone
Betty Hovette & Christine Wodrascka
Iana, « extrait 1 — d’une Extrême à l’autre », D’une extrême à l’autre, label Mr Morezon, novembre 2018
URL : http://www.freddymorezon.org/projets/iana/
Kris Davis
« All the things you are », Aeriol Piano, label Clean Feed, août 2009
Sources :
Marie Buscatto, Femmes du jazz, Musicalités, féminités, marginalisations, Paris, CNRS Éditions, 2007.
Claudia Goldin, Cecilia Rousse, « Orchestrating Impartiality : The Impact of « Blind » Auditions on Female Musicians », The American Economic Review, september 2000, p.715–741.
Raphaëlle Tchamitchian, Jazz[wo]men : la longue marche, conférence D’Jazz Nevers, novembre 2018.
Aliette Laleu, France Musique, 14 janvier 2019.
https://musee.sacem.fr/index.php/ExhibitionCMS/ExhibitionCMS/ComplexExhibitions?id=188
http://www.cdmc.asso.fr/fr/actualites/saison-cdmc/journees-internationales-etre-compositrice
https://hfbretagne.com/qui-sommes-nous/
sexismeordinaire.com