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VOYAGE AU COEUR DU SON …

Concert Nibul / Groupe 4

5 min readJan 23, 2017
À gauche Julien Gineste, à droite Bertrand Fraysse

Samedi 10 décembre 2016, Théâtre du Pavé, Toulouse

Une fois de plus, l’association Un Pavé dans le Jazz régale les Toulousain·e·s par une soirée d’improvisation. Habitué·e·s à la programmation de « musiques aventureuses », les fidèles des concerts du Pavé, intrigué·e·s, ne savent pas à quoi s’attendre. Place à l’expérimentation !

La soirée commence au rez-de-chaussée, « sous le pavé », dans une ambiance chaleureuse : des tables rondes sont disposées devant la scène, chacun peut se détendre et se restaurer avant la première partie (notamment avec un délicieux curry thaïlandais). Avant que le duo local, Nibul, avec Julien Gineste au saxophone et Bertrand Fraysse à la batterie, ne commence à jouer, il est possible d’imaginer la musique qui va suivre en regardant la scène. S’y trouvent là plusieurs pédales d’effets, deux gros amplis, un set de batterie peu orthodoxe. Bertrand Fraysse ouvre la partie en installant un flux rythmique : un fil garni de clochettes est suspendu sur sa jambe gauche qui sonnent à chacun de ses mouvements comme des gouttes d’eau.

Julien Gineste le rejoint sans tarder en jouant de longues notes tenues qu’il met en boucle grâce à ses pédales. De la sorte, il superpose les couches de son saxophone et leur ajoute des effets. Bertrand Fraysse fait bientôt résonner ses gongs et cymbales en une dynamique entraînante. Par ce mécanisme toujours plus envoûtant, entre puissante rythmique du batteur et plages de sons du saxophoniste, les auditeurs sont embarqués dans un voyage intemporel, une sorte de drone music patinée d’effets minimalistes qui transporte dans un état proche de la transe. Les deux musiciens s’emparent pleinement de l’espace-son qu’ils remplissent d’une matière perpétuellement entretenue. Les quintes rayonnent dans la salle. De loin en loin, emporté par l’énergie du moment, Bertrand Fraysse se met à chanter. Les deux musiciens sont en symbiose. La batterie est resplendissante. La musique est forte. Parfois de puissants crescendos s’allument puis s’éteignent sans même que nous en ayons conscience. Tout à coup, au milieu d’un climax, ils s’arrêtent. Le public est pris de court par l’arrêt de cette tornade. Nibul, c’est une musique qui fait du bien, une musique qui fait sourire, une musique de la vie ! Longtemps après, les sons continueront de tourner dans la pièce. Encore sous l’emprise de Nibul, le public part ensuite s’installer à l’étage pour prolonger ce voyage musical.

De gauche à droite, Jean-Luc Guionnet, Didier Lasserre, David Chiesa et Lionel Marchetti

La seconde partie de la soirée se déroule en effet dans la salle de spectacle proprement dite. Sur la grande scène, quatre instruments sont sobrement disposés. Jean-Luc Guionnet au saxophone, David Chiesa à la contrebasse, Lionel Marchetti au revox (il travaille le son avec des microphones reliés à un magnétophone à bande), et Didier Lasserre aux percussions se sont trouvés à Bordeaux lors d’une rencontre musicale impromptue. Bouleversé par la finesse de leur musique, le président d’Un Pavé dans le Jazz, Jean-Pierre Layrac, propose de les inviter à Toulouse. Ainsi se trouve fondé le Groupe 4. Pour laisser s’exprimer au mieux la délicatesse de leur jeu, le groupe a choisi de jouer en acoustique. Au commencement de leur improvisation, le silence retentit dans la salle. Au fur et à mesure, les musiciens l’agrémentent de petites interventions individuelles subtiles. Tout au long du concert, ils entretiendront ainsi ce rapport bien particulier au silence, peu fréquent de nos jours. Le saxophoniste tient des notes très douces, pendant que le percussionniste se saisit des balais pour faire frémir la caisse claire. David Chiesa frappe le dos du manche de sa contrebasse, elle résonne. A la dimension silencieuse s’ajoute celle d’une recherche pointue dans l’exploitation des instruments.

Si le timbre est souvent un paramètre important dans l’improvisation libre, le Groupe 4 nous surprend en y portant une attention tout à fait exacerbée. Ainsi, le percussionniste tape-t-il contre sa caisse claire, David Chiesa fait-il grincer le pic de sa contrebasse contre le sol, par exemple. Ce dernier exploite aussi les modes de jeu avec son archet qu’il frotte contre le chevalet, ou avec lequel il caresse les cordes. La résine fume au-dessus de l’archet dont des mèches de crins sont arrachées. Quant au saxophoniste, il souffle dans son instrument sans émettre de notes, quand d’autres fois il en sort des aigus tels des petits cris ou des chants d’oiseaux. Du côté de Lionel Marchetti, ses sons incroyables sortent de deux haut-parleurs placés derrière lui. Parfois il approche son micro de la contrebasse, d’autres fois il utilise des aimants qu’il balance au dessus de petits moteurs. Il joue également avec une embouchure de flûte à bec, ou des morceaux de bambou, exploitant chacun de ses éléments d’une manière inouïe. Toujours en cohabitant avec le silence, les musiciens y intègrent le son dans une ambiance intimiste et raffinée. Les timbres se confondent et les rôles se mélangent. Le saxophoniste tient la basse, pendant que la contrebasse se promène dans les aigus. Lionel Marchetti fait chanter ses micros, comme une voix de femme et travaille notamment sur le larsen. Dans cette improvisation totale, on perçoit également une gestion de la durée et des notes tenues qui n’est pas sans rappeler Nibul. L’exploration de l’espace-son passe également par un travail sur la réverbération. Les quatre musiciens ont en commun un sens de l’équilibre où chacun trouve sa place tout en restant dans le son collectif. Ils se rencontrent et se croisent sur divers plans sonores d’où émergent divers dialogues musicaux. Les musiciens sont complémentaires et intervertissent les rôles avec une aisance savoureuse. Une forme épurée se dégage d’enchaînements de parties solistes parfois en solo, duo ou trio, et d’autres parties où les musiciens jouent tous ensemble, connectés par une énergie commune. À certains moments, le public est face au silence délicat qu’ils distillent, goûtant d’autant mieux l’infime. Quelle chance de pouvoir écouter une musique si raffinée ! Le groupe 4, c’est un véritable voyage au cœur des sons, mais c’est aussi une unité. Dans ce paysage sonore épuré, les musiciens sont à nu, dans un mode d’expression direct où la moindre de leur intervention paraît comme zoomée. Le concert se termine avec un diminuendo qui ramène en douceur nos pieds sur le pavé.

Tout en restant dans la thématique de l’improvisation, le public vient d’être confronté à deux univers musicaux différents. Le début de soirée dans un cadre convivial a permis d’être transporté naturellement dans d’autres contrées. Faire jouer Nibul en première partie est un choix original : c’est après une musique forte en volume et en ressentis que nous sommes amené·e·s à écouter le Groupe 4, d’une grande finesse qui stimule nos sens de manière délicate et déroutante. Un émerveillement pour les oreilles, une fois de plus.

Sarah Brault

Cet article a été publié dans ImproJazz Magazine numéro de février 2017

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Sarah Brault
Sarah Brault

Written by Sarah Brault

Amatrice de concerts, de musique et de musicologie, je suis particulièrement intéressée par les musiques improvisées et contemporaines.

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